Des Trente Glorieuses
ahhhh les Trente Glorieuses... Le bon temps d'avant ! La croissance, la révolution sexuelle, la libération des moeurs ! Ah que de souvenirs... Ah mais...Oui, c'est vrai ! Je n'ai pas vécu ce temps là ! On nous rabâche tellement les oreilles avec ce bon vieil âge d'or, que même ceux nés après ont l'air de l'avoir vécu.
"Caddie", Scuplture de Duane Hanson, 1970
Mais, au risque de fâcher les quelques baby-boomers de passage sur ce blog, les Trente Glorieuses n'ont jamais existé. Et paf. Ou alors pas dans le sens où on l'entend quotidiennement. "Les Trente Glorieuses", c'est devenu une expression commode signifiant en gros "c'était mieux avant" : pas de chômage, de la croissance, pas de pauvreté... Une société pacifiée, sans émeutes urbaines, conflits sociaux violents... Tout juste un peu d'effusion de sang en 68, mais juste ce qu'il faut pour modifier une morale un peu passée. Brossées en trois coups de phrases, voilà à peu près ce que m'évoque superficiellement les Trente Glorieuses. C'est cette image qui dénature profondément ce que pouvait être la société française d'après guerre et son évolution.
Revenons à la base : Les Trente Glorieuses, c'est avant tout un concept. Concept qui a un auteur et une histoire. Un moyen sur je pense pour savoir si un concept a été dénaturé, c'est de le voir utilisé à toutes les sauces, par des personnes ne sachant même plus à quoi il renvoie précisément. Pour prendre un exemple parlant, ce n'est que six ans après l'année où on m'a appris l'expression des Trente Glorieuses que j'ai découvert celui qui l'avait forgé : Jean Fourastié.(Mouahahah, la honte !) Il faut savoir que l'analyse de Jean Fourastié part d'une étude monographique d'un village : Douelle dans le Lot, décrit en 1946 et en 1975. Douelle sert de village témoin à Fourastié pour montrer les évolutions de la société.
Best-seller indémodable depuis 32 ans
Les Trente Glorieuses renvoie donc à une période historique analysée par cet économiste, allant des lendemains de la seconde guerre mondiale à la crise économique de 1973, période durant laquelle la croissance était assez constante, tournant autour de 5% par an. Cette croissance permit l’accroissement du niveau de vie des ménages et de profondes mutations de la société, amenant progressivement vers le style de vie que nous avons actuellement. A partir de là il est facile de tomber dans une perception assez commune vis-à-vis de ces décennies : les Trente Glorieuses constitueraient, au vu de la situation actuelle, un âge d’or pour la société française.
Si l’expression est typiquement française, cette période est décelable dans de nombreux autres pays européens, rejoignant petit à petit les évolutions qu’avaient connues les Etats-Unis durant l’entre-deux guerres. Les changements de la société sont perceptibles à tous les niveaux : les ménages s’équipent progressivement des nouveaux produits, donnant peu à peu forme à la société de consommation, d’abord le réfrigérateur, la machine à laver, puis la télévision, le téléphone… Ces effets économiques et sociaux s’accompagnent de changements culturels, généralement entendus comme l’idée d’une révolution sexuelle ou encore d’une crise des institutions hiérarchiques : l’armée, l’école, le père de famille ou encore les syndicats. Ces mutations s’accompagnant d’un chômage résiduel, la chute semble donc que plus terrible au moment de la crise des années 70.
1962, Ursula Andress dans James Bond contre le Dr No de Terence Young
Mais la notion de Trente Glorieuse renvoie avant tout à une vision à posteriori d’un âge d’or. Pour preuve, il suffit de savoir que l’ouvrage ayant popularisé l’expression, Les Trente Glorieuses de Jean Fourastié date de 1979. Il semble en être un signe d’adieu. Au demeurant, à l’analyse des évènements de la période, il paraît difficile de conclure à un âge d’or, les phénomènes de résistances aux changements ou d’éléments déstabilisateurs sont légions : le mouvement poujadiste en 1954, le parti communiste première force d’opposition politique ou encore les évènements de mai 68. A cela peuvent s’ajouter les problèmes de la décolonisation et le cas particulièrement douloureux de la guerre d’Algérie.
L’idée de Trente Glorieuses est séduisante car elle renvoie bien à l’idée de croissance économique mais elle relève également d’une focalisation sur les faits économiques. Fourastié a opéré un choix d’interprétation, pertinent, mais qui ne peut suffire à comprendre l’ensemble de l’époque. Il ne faut pas oublier les autres tentatives de périodisation, s’intéressant à d’autres aspects. Ainsi Henri Mendras traite de cette période comme celle d’une seconde révolution française, en s’appuyant sur les changements sociaux et l’historien Sirinelli ne se concentre que sur les années 1965-1985, sous le terme de Vingt Décisives, en évacuant la décennie d’après-guerre comme étant celle de la reconstruction.
1994 2007
Cette bataille de mots montre en tout cas que c’est une période cruciale de l’histoire de France, suscitant des débats parmi les sciences humaines. Chacun défend un peu son pré-carré quoi. L’idée de Trente Glorieuse est certes plus répandue, mais la coexistence d’autres analyses nous rappelle que le recul est élément fondamental pour ne pas sombrer dans la simple nostalgie d’une époque révolue.
Bon allez pour finir, vous aurez remaqué que sur deux analyses, on utilise des métaphores renvoyants à des épisodes révolutionnaires français :
- Les Trente Glorieuses renvoient aux journées révolutionnaires de 1830, connues sous l'expression "les Trois Glorieuses" (expression qui renvoie elle même à un épisode historique, la glorieuse révolution d'Angleterre de 1688-1689) Quand on sait que l'expression "les Trois Glorieuses" a été forgée pour bien détacher les journées révolutionnaires de 1830 de toute filiation avec la Révolution Française, mettant en avant la faible effusion de sang et la limitation des désordres, Jean Fourastié a sans doute utilisé cette expression pour souligner l'importance des mutations sans pour autant provoquer des conflits.
Génie de la Liberté au sommet de la colonne de Juillet, place de la Bastille, 1840
( En 1840 on préfère mettre un génie pour symboliser la liberté plutôt que Marianne. Marianne rappelle trop la Révolution Française et son pendant alors honnî La Terreur)
- La seconde Révolution Française, concept d'Henri Mendras, peut sembler un titre un peu raccoleur fait pour vendre. Cela met surtout en avant l'importance des mutations, en concevant cette période comme une rupture par rapport à l'Histoire, rupture telle que la Révolution Française. Et à mes yeux, (bien que je ne pense pas que c'était le but de l'auteur) cette expression a l'avantage de ne pas évacuer l'idée que ces mutations ne se sont peut être pas faites sans violence.
La liberté guidant le peuple, Delacroix, 1830
( La peinture de notre cher Eugène montre une vision moins bourgeoise des Trois Glorieuses, du sang, des morts, une marianne à l'assaut. Avec en prime la réunion de deux peuples, celui des faubourgs et celui des favorisés )
On peut s'insurger sur ces récupérations d'évènements historiques antérieurs pour parler de cette période, mais personnellement je trouve que cela pousse à une réflexion intéressante. Je trouve même que cela devrait être poussé : jusqu'à quel point peut on comparer cette période avec une période révolutionnaire ? Y a t'il un ouvrage analysant clairement cette comparaison assez aisément faite ? Si oui, je suis preneur !
De tout ceci, il faut retenir une chose essentielle : toute expression résumant une période historique est une construction d'un auteur, crée pour appuyer la thèse de son ouvrage. Ne jouer pas aux vantards en sortant de belles expressions à tout va, sans connaître leurs histoires. Cependant, connaître l'histoire de ces concepts ne signifie pas forcément lire les ouvrages entièrement, hein... J'en ai lu que 1 sur 3.
Job Koelewijn, la bibliothèque infinie, 2006
(Trop de livres à lire... ça me fout le bourdon !)